Économie

Publié le dimanche 18 septembre 2016 | Financial Afrik

© AFP
Le franc CFA


La question de la souveraineté monétaire des Etats africains membres de la Zone Franc est un débat récurrent et souvent biaisé, parce qu’à sens unique et à charge. Des critiques virulentes sont ainsi régulièrement formulées par certains activistes et des économistes francophones africains vis-à-vis du Franc de la Communauté Financière Africaine et du Franc de la Coopération Financière Africaine, émis respectivement par la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque des Etats d’Afrique Centrale (BEAC). Ces deux banques centrales partagent le même sigle de leur monnaie (Franc CFA) et des arrangements institutionnels quasi-identiques entre leurs Etats membres et la République française.

Toute occasion est bonne à saisir pour ces personnes pour s’adonner à un procès à charge sur l’iniquité de ces arrangements institutionnels. Les plus visibles et « illustres » contempteurs sont le togolais Kaku Nubukpo, le sénégalais Demba Moussa DEMBELE et le camerounais Martial Ze BELINGA. Tout récemment, la journaliste française Fanny PIGEAUD s’est mêlée au débat, en publiant les 7, 9 et 11 août 2016, dans MEDIAPART[1] une série de pamphlets sur le franc CFA. Toutes ces personnes partagent la même rhétorique sur le fait que le Franc CFA, dans sa forme actuelle, est un instrument d’arrangement néocolonial qui s’avère être un obstacle au développement. En cela, ils suivent les traces voire vouent un culte au regretté Joseph Tchundjang POUEMI, éminent économiste camerounais, décédé en 2004, qui martelait « qu’il n’y a pas d’indépendance digne de ce nom sans maîtrise de l’instrument monétaire, parce que la monnaie confère le pouvoir politique ».

Aux attaques virulentes sur le régime de change du Franc CFA, répond un silence de la part de la BCEAO et de la BEAC qui peut s’interpeller dans le sens de l’adage « qui ne dit mot consent ». Ces attaques répétées amènent l’économiste et citoyen d’un Etat membre de la Zone franc (2) que je suis, à donner sa lecture documentée des choses pour rééquilibrer le débat.

Ces arrangements institutionnels constitueraient-ils un « pilier de l’empire colonial français » ?

Evoquant l’anniversaire en 2015 de la création du Franc des Colonies Française d’Afrique, certains de ces économistes ont vite fait de dire que le « franc CFA » a 70 ans. De quel Franc CFA parle-t-on ? Les monnaies FCFA ayant cours légal et pouvoir libératoire dans les Etats membres de la BCEAO et de la BEAC vont boucler en 2016, de jure, respectivement 54 et 44 années d’existence, soit quelques années de moins que les Etats souverains émetteurs. Là réside la première désinformation abusant largement le grand public. Le sigle demeure, mais les réalités post-indépendance bâties autour du concept de « coopération » sont bien différentes de celles du temps colonial reposant sur la domination.

Pourquoi les Etats indépendants de l’ex-Afrique Occidentale Française (AOF) et de l’ex-Afrique Equatoriale Française (AEF) devraient-ils se passer d’une coopération en matière de monnaie avec la France alors qu’ils en concluaient dans de multiples autres domaines d’intérêt pour de jeunes Etats souhaitant s’insérer efficacement dans le circuit de l’économie mondiale caractérisé par la circulation de plus en plus soutenue des biens et des capitaux ? Auraient-ils fait autrement, leurs performances en matière de croissance réelle et leur attractivité pour les investissements étrangers seraient fortement compromises, au regard de la fragilité de leurs structures économiques et politiques au cours des années 60 et 70, dans un contexte économique et financier international très volatil en particulier dans la décennie 70.

Certains Etats fraîchement indépendants qui ont opté pour des ruptures fracassantes avec l’ancienne puissance colonisatrice, en ont fait l’amère expérience au regard de l’état actuel de leurs structures économiques, par manque de réalisme et de lucidité face aux rapports de force économiques disproportionnés.

Il faut le reconnaître et le considérer comme une donne fondamentale, les économies des pays membres de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), sont de véritables «petites économies ouvertes». La caractéristique « petites » renvoie au fait que ces économies ne représentent qu’une faible portion du marché mondial.

Par conséquent, (i) elles subissent de facto la politique de taux d’intérêt à l’échelle globale ; (ii) leurs politiques budgétaires, contraintes en permanence par les performances limitées de l’efficacité de la fiscalité, ont un impact potentiel négatif important sur l’épargne nationale et par ricochet sur le solde de la balance commerciale ; (iii) leurs politiques d’investissement, reposant essentiellement sur des ressources extérieures, ont les mêmes effets négatifs sur le solde de la balance commerciale.

Dans ce contexte de contraintes structurelles, il apparaît d’une impérieuse nécessité de garantir le financement en toutes circonstances des engagements commerciaux et financiers des agents économiques de ces Unions et de crédibiliser le régime de change pour éviter des crises de change répétitives.

C’est ces raisons-là qui motivent en substance les Accords de coopération en matière monétaire conclus par la République française avec les Républiques membres de l’UMOA et les Républiques membres de la CEMAC. Au travers de ces accords, la France apporte son concours pour permettre à ces pays, membres du Fonds Monétaire International (FMI), d’assurer la libre convertibilité du Franc CFA. Les modalités de ce concours sont précisées par des Conventions de Compte d’opérations.

Conformément à l’article IV, Section 1 des Statuts du Fonds Monétaire International (FMI), chaque Etat membre s’engage à collaborer avec le Fonds et avec les autres Etats membres pour assurer le maintien de régimes de change ordonnés et promouvoir la stabilité de taux de change.

Les régimes de change susceptibles d’être adoptés par un Etat membre peuvent notamment être exprimés en référence au DTS ou d’un autre dénominateur autre que l’or, ou revêtir la forme de mécanismes de coopération en vertu desquels des Etats membres maintiennent la valeur de leurs monnaies par rapport à la valeur de la monnaie ou des monnaies d’autres Etats membres.

Sous ces éclairages, la souveraineté monétaire aurait-elle été confisquée ?

La réponse est non, pour peu que l’on prenne la peine de bien examiner les Accords de coopération monétaire entre la France et les Etats membres de l’UMOA et de la CEMAC, ainsi que les Conventions de Compte d’opérations de la BCEAO et de la BEAC dans les livres du Trésor français.

La Convention de compte d’opérations n’est rien d’autre que la matérialisation d’un cadre contractuel d’ouverture d’un compte courant entre un établissement-teneur de compte (le Trésor français) et un déposant (la BCEAO ou la BEAC). Ce cadre d’ouverture et de tenue de compte ne se différencie des relations contractuelles de correspondant bancaire que les banques centrales nouent entre elles et avec leurs correspondants bancaires, que par le caractère de « dépôt de garantie » en contrepartie de la garantie de libre convertibilité du Franc CFA. Et là aussi, le « dépôt de garantie » fait partie des usances bancaires.

Les contempteurs du Franc CFA s’appesantissent en particulier sur le fait que les ressources déposées au Compte d’opérations privent les Etats membres de l’UEMOA et de la CEMAC d’importantes ressources financières pour investir dans leur développement ou pour financer la croissance. Voilà la manifestation d’une méconnaissance inadmissible de la part d’économistes dits « chevronnés » de l’identité entre la « Masse monétaire » et ses contreparties que sont les « Avoirs Extérieurs Nets » et le « Crédit Intérieur ». Ces notions basiques sont enseignées dès la deuxième année des études de sciences économiques !

Les réserves de change détenues par la BCEAO et la BEAC ont déjà été « monétisées » pour l’essentiel en Franc CFA et cette contrevaleur créditée dans les comptes des agents économiques privés ou de l’Etat. Autrement dit, lorsqu’une société résidente dans l’UEMOA ou la CEAMC rapatrie des recettes d’exportations via sa banque, celle-ci cède les devises respectivement à la BCEAO ou à la BEAC, qui les logent dans un compte extérieur et créditent le compte de cette banque tenu en Franc FCFA dans leurs livres. De même, lorsqu’un Etat bénéficie d’un concours extérieur, le bailleur cède les devises à la BCEAO ou à la BEAC qui à leur tour versent la contrevaleur en Franc CFA audit Etat.

Que demandent certains économistes à la BCEAO et à la BEAC ? De procéder ex-nihilo à la création monétaire en monétisant à nouveau en Francs CFA les devises détenues ?

Simple réponse de bon sens ! Non, le volet « excédentaire » des réserves de change ne peut pas être utilisé pour financer la croissance sous peine de tordre le cou à la rationalité de la théorie économique apprise et enseignée certainement à leurs étudiants.

Retenons en définitive que les ressources déposées par la BCEAO et la BEAC dans le compte courant ouvert dans les livres du Trésor français (dit Compte d’opérations) sont des réserves de change à la disposition de ces Banques Centrales qu’elles peuvent librement utiliser pour assurer les règlements des transactions financières extérieures des Etats membres de l’UEMOA et de la CEAMC. Dans des circonstances exceptionnelles marquées par le tarissement des disponibilités extérieures générées notamment par les transactions financières, un découvert est accordé à la BCEAO ou à la BEAC par le Trésor français, pour garantir la continuité des règlements des importations de biens et services et le service de la dette extérieure privée et publique.

Ces arguments ne devraient peut-être pas suffire pour répondre à certaines critiques qui constatent que les pays dits émergents disposent de monnaies nationales. Restons au niveau du débat technique ! Qu’est-ce qu’une monnaie nationale ? Ne serait-elle pas celle qui a cours légal et pouvoir libératoire sur le territoire d’un pays ? Une monnaie autre que le Franc CFA aurait-elle cette caractéristique sur les territoires des Etats membres de l’UEMOA et de la CEMAC ? Ces critiques ont-elles vérifié, si au contraire, le Franc CFA ne serait pas si attractif qu’il est considéré comme une devise crédible et stable dans certains pays ouest-africains non membres de l’UMOA ?


Le régime de change fixe serait-il un régime approprié ?

La revue de nombreuses études sur la question n’a pas encore permis de trancher le débat sur le choix d’un régime de change approprié.

Les différents régimes de change peuvent être regroupés, sur la base de la classification standard du FMI, entre les régimes à parité fixe, les régimes de taux de change flottant et les autres arrangements. En 2014, sur la base du Rapport annuel du FMI sur les régimes et restrictions de change[3], les régimes de change de ses Etats membres se répartissaient selon les proportions suivantes : 43,5% avaient opté pour les régimes de change fixe de type « soft », 13,1% pour les régimes de change fixe de type « hard », 34% pour les régimes flottants et 9,4% pour des arrangements spécifiques.


Les Etats membres de l’UEMOA et de la CEMAC ont opté pour le régime de change fixe «soft», sous la forme de la parité fixe conventionnelle (conventionnal pegged arrangement).

Ce type de régime de change, le plus usité par les Etats membres du FMI, a enregistré la plus forte progression en points de pourcentage (+3,6) parmi tous les autres régimes entre 2008 et 2014. Quarante-quatre (44) pays ont opté ou exercent de facto le régime de « parité fixe conventionnelle », dont trente-trois (33) par rapport à une seule devise étrangère et cinq (05) par rapport à un panier de devises. Certains pays ayant déclaré de jure un régime « flottant » ont été reclassés de facto par le FMI dans le régime de « parité fixe » en considération de la stabilité du taux de change qui traduit manifestement des interventions des autorités monétaires pour éviter que celui ne s’écarte d’une valeur non déclarée publiquement. A cet égard, il est utile de relever que sur la période 2008-2014, la proportion des pays à régime flottant a baissé de 39,9% à 34%.

Les régimes de change fixe sont souvent indexés dans la survenance des crises de change et les crises bancaires, au regard des risques d’appréciation du Taux de Change Effectif Réel (TCER) consubstantiels à ce type de régime. Cette stigmatisation est cependant tempérée par certains auteurs [Gosh et Alii (1997)] qui ont relevé que sur une longue période, quel que soit le régime de change adopté, les monnaies des pays émergents et des pays en voie de développement ont tendance à se déprécier en termes réels.

Dans les cas de l’UEMOA et de la CEMAC, un seul épisode de crise de change aigu a été noté, soit au cours des années 80 et au début de la décennie 90, qui a abouti à la dévaluation du Franc CFA en 1994. La situation actuelle, soit plus de 20 ans après la dévaluation, suffit certainement à recadrer certaines critiques sur le fait que les fondamentaux du Franc CFA ne sont pas aujourd’hui solides. En effet, le rapport de la mission 2016 du FMI sur les politiques communes dans l’UEMOA, disponible sur le site internet du Fonds[4], relève bien que sur la base de 4 méthodologies donnant une appréciation qualitative similaire, le TCER du FCFA apparaît globalement en ligne avec les fondamentaux. Pour la CEMAC, en dépit du choc pétrolier structurel que subissent ses pays membres exportateurs de pétrole, le Rapport 2016 du FMI sur les politiques économiques communes[5] n’a pas noté de mésalignement particulier du TCER.

La vulnérabilité des régimes de change fixe aux crises bancaires a été également pointée, du fait principalement de l’endettement excessif des agents économiques en devises, sans couverture du risque de change, que favoriserait ce régime. Certains auteurs ont relevé que ce phénomène a également cours dans les régimes de change flottants (Arteta, 2003), sous d’autres formes débouchant sur une exposition des banques à des risques de change si elles ne transfèrent pas à leur tour cette position de change ouverte à leurs correspondants bancaires extérieurs.

D’autres auteurs (Giavazzi et Pagano, 1988) ont souligné que le risque de dévaluation, dans un régime de change fixe, agit comme un instrument de « discipline pour lier les mains des pouvoirs publics ». Le contexte de la stabilité macroéconomique qui en résulterait serait propice à la stabilité du secteur bancaire.

Dans les cas de l’UEMOA et de la CEMAC, là aussi, une seule crise bancaire aigue a été notée notamment à la fin des années 80 et résolue de manière particulièrement efficace, ce qui vaut actuellement l’attractivité du marché bancaire en particulier dans l’UEMOA.

En définitive, face notamment aux phénomènes de la « peur du flottement »[6], du « péché originel »[7] et de « intolérance à la dette »[8], les régimes à parité fixe ajustable comme celui adopté par les Etats membres de l’UEMOA et de la CEMAC apparaissent, en dépit de leur caractère jugé non viable à long terme, comme une sorte de « refuge de transit » pour les pays émergents ou en voie de développement dans l’attente que les politiques de stabilisation qu’ils mènent gagnent en crédibilité à un point de non-retour.

Sous ce regard, il est tout à fait compréhensible que contrairement aux Etats membres de l’UEMOA et de la CEMAC qui assument de façon transparente leur régime de change, de jure et de facto, beaucoup d’autres pays ayant déclaré un régime de change flottant pratiquent de facto un régime de change à parité fixe ajustable.


Le Franc CFA serait-il un frein au développement ?

Que nous enseigne la théorie économique de la croissance ?

Je renvoie à l’ouvrage continuellement réédité intitulé tout simplement « Macroéconomie », écrit par Gregory N. Mankiw, professeur d’économie à l’université de Havard que je vous invite à lire si ce n’est déjà fait.

Dans la traduction de la 5ème édition américaine de cet ouvrage, Mankiw a tiré quatre (4) principaux enseignements de la macroéconomie que je vous livre in extenso :

Enseignement n°1 :« A long terme, la capacité d’un pays à produire des biens et services détermine le niveau de vie de ses citoyens ». Cet enseignement renvoie aux déterminants à long terme de la croissance économique qui dépend uniquement du stock de facteurs de production (capital et travail) et de la productivité totale desdits facteurs induite notamment par le progrès technologique. Nulle trace du rôle décisif que doit avoir la monnaie.

Enseignement n° 2 : « A court terme, la demande agrégée influence la quantité de biens et services que produit un pays ». La politique monétaire a certes un impact sur la demande agrégée, mais aux côtés de la politique budgétaire. La monnaie elle seule ne peut pas tout régler.

Enseignement n° 3 : « A long terme le taux de croissance monétaire détermine le taux d’inflation mais n’affecte en rien le taux de chômage ». Pour lutter contre l’inflation à long terme, il faut maîtriser la croissance de l’offre de monnaie. C’est le rôle de la Banque Centrale. Pour lutter contre le chômage, il faut modifier la structure des marchés du travail. C’est le rôle des pouvoirs politiques.

Enseignement n° 4 : « A court terme les responsables des politiques monétaire et budgétaire sont confrontés à un arbitrage entre inflation et chômage ».

Voilà des enseignements cruciaux qui sont intégrés dans la conduite de la politique monétaire de la BCEAO et de la BEAC, et qui justifient le focus sur l’objectif fondamental assigné à celles-ci par leurs textes statutaires, à savoir celui d’assurer la stabilité des prix.

Cet objectif assuré, la BCEAO et la BEAC peuvent effectivement apporter leur soutien aux politiques économiques dans leurs unions respectives.

Certaines critiques s’interrogent sur le fondement de cette politique monétaire qui serait plus déterminée par les événements au sein de la Zone euro que par la conjoncture au sein des pays africains de la Zone franc. Peut-être que oui si l’on considère la théorie de l’incompatible trinité de MUNDEL, du fait de l’appartenance de la France à la Zone euro. Mais en pratique, la politique monétaire au sein de l’UEMOA et de la CEMAC recèle une marge de manœuvre importante dans

l’amplitude de l’orientation conjoncturelle de cette politique, tout en garantissant des niveaux de taux d’intérêt généralement parmi les plus faibles en Afrique.

Ces critiques doivent ainsi certainement ignorer que les taux d’intérêt directeurs de la BCEAO et de la BEAC, émettrices du Franc CFA, fixés respectivement à 2,5% depuis septembre 2013 et à 2,45% depuis juillet 2015, sont les plus bas taux historiques de ces deux banques centrales et parmi les moins élevés pratiqués actuellement par une banque centrale en Afrique. Seule la Banque Centrale du Maroc a, depuis mars 2016, un taux plus bas que ceux de la BCEAO et de la BEAC, soit 2,25%. Au Nigeria et au Ghana, les taux directeurs de la banque centrale sont respectivement fixés à 14% et 26% à fin août 2016. Dans les pays émergents dits BRICS, les taux directeurs sont également nettement plus élevés que ceux de la BCEAO et de la BEAC, soit 14,25% au Brésil, 10,5% en Russie, 6,50% en Inde, 4,35% en Chine et 7% en Afrique du Sud.

Alors, n’est-ce pas là une politique monétaire accommodante de la part de la BCEAO et de la BEAC ? Ce niveau de taux d’intérêt, rendu possible par la maîtrise de l’inflation, résulte bien d’une « gestion stratégique fine et réactive de la monnaie » et offre aux agents économiques des conditions idéales de financement, pour peu qu’ils démontrent de la rigueur et de la transparence dans la gestion de leurs affaires. A titre d’illustration, le taux débiteur moyen des banques dans l’UEMOA n’a plus dépassé 8% depuis la dernière baisse des taux directeurs de la BCEAO. Comparativement, au Nigeria, le taux d’intérêt débiteur sur les meilleures signatures (Prime Lending Rate) s’établit à 16,78%!

S’agissant du coût des emprunts d’Etat, le taux de sortie des émissions de titres publics d’une maturité de 5 ans varie entre 5,90% et 6,50% dans l’UEMOA et entre 5,82% et 7,09% dans la CEMAC, contre 12% au Nigeria. Au Ghana, pour juste une durée de 6 mois, le taux d’emprunt de l’Etat ressort à 22% environ !

Avec des taux d’intérêt sur la maturité allant jusqu’à 10 ans inférieurs à 6,5% pour certains Etats membres de l’UEMOA, des conditions financières favorables sont en place pour réaliser leurs ambitions d’émergence économique et en particulier les programmes massifs d’investissement public.

Au regard de ces éléments, la BCEAO et la BEAC peuvent se targuer d’un bilan à la hauteur des missions qui leur ont été assignées, à savoir celles d’assurer la stabilité des prix à travers la définition et la mise en œuvre de la politique monétaire, de veiller à la stabilité du système bancaire, de mettre en œuvre la politique de change et de gérer les réserves officielles de change de leurs Etats membres.

Dans une lettre ouverte adressée à la BCEAO en mai 2015, certains de ces contempteurs ont reconnu que celle-ci est une Institution éminente. Cette appréciation positive ne les a pas empêchés immédiatement après de relever « le silence assourdissant des élites organiques sur un pan immédiat de la souveraineté des Etats ». Que ce silence dure aussi longtemps que possible suis-je tenté de leur répondre, tellement est-il révélateur de la « neutralité » sur le long terme de la monnaie sur les variables réelles ! Et sur le court terme me diriez-vous ? Mais évidemment ce silence ne serait pas « assourdissant » si les thèmes de l’inflation, de l’hyperinflation voire de la déflation, devenaient les sujets favoris des discussions économiques et de la presse populaire.

Pourquoi l’UMOA est-elle si attractive pour les banques nigérianes, marocaines, gabonaises, Equato-Guinéennes et camerounaises pour qu’elles y créent des filiales ? Pourquoi des investisseurs espagnols marquent-t-ils un intérêt à créer une banque dans l’UMOA ? La stabilité du Franc CFA, la crédibilité de la politique monétaire et de la supervision bancaire, en plus des dispositifs de régulation quasiment aux standards internationaux, sont à coup sûrs autant d’atouts qui ont pesé sur la balance de la décision d’affaires.

Et la sur-souscription des obligations en dollars US (eurobonds) et des Sukuks (obligations islamiques) émis par le Sénégal et la Côte Ivoire sur les marchés internationaux de capitaux, ne faut-il pas y avoir une opinion avisée sur la qualité des politiques macroéconomiques dans ces pays et une bien meilleure appréciation des investisseurs internationaux (que celle des contempteurs) sur le Franc CFA et le risque de transfert voire de change. Cette situation se reflète d’ailleurs parfaitement par l’appréciation des agences de notation sur l’apport du FCFA dans la notation souveraine des pays membres de l’UMOA. L’agence Moody’s relevait ainsi en février 2015[9, s’agissant de la Côte d’Ivoire, que la notation à long terme B1 de cet Etat reflétait entre autres facteurs positifs « une faible vulnérabilité externe résultant de son appartenance à l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ».

Voilà autant de faits et non des spéculations qui peuvent nourrir un débat sur la Zone franc, l’UEMOA, la BCEAO, la CEMAC et la BEAC. Des faits sans ambigüité, pour tout « économiste connaissant bien le franc CFA ». Tout le reste ne peut être rangé que du côté des débats idéologiques, enrobés dans de la phraséologie qui peut s’accommoder de la rhétorique mais non du débat technique.

La monnaie ne se théorise pas seulement, elle se vit à l’épreuve des faits et des réalités, je dirais même, des contraintes que seul un « art » consommé au contact de la conjoncture, des objectifs contradictoires, des réalités sociales et des silences assumés, permet de venir à bout.

Une démarche intellectuelle et scientifique ne se nourrit pas de dogme, ce dernier ne pouvant pas, à son tour, durablement se réclamer de créer la fécondité dans cette matière si délicate qu’est la monnaie, engageant l’avenir de millions de personnes. A cet égard, je voudrais citer l’exemple de Ben Bernanke, un éminent professeur et économiste, ancien Président de la Federal Reserve Bank des Etats-Unis ayant piloté la politique monétaire dans ce pays pendant la crise financière. Sous sa présidence, et en pleine tempête de la crise des subprimes, deux décisions rapprochées et opposées ont été prises sur la même matière, celle de renflouer une banque en quasi-faillite en mars 2008, Bear Stearns, et celle de ne pas sauver une autre banque, Lehman Brothers, qui est tombée en faillite le 15 septembre 2008. Là, se trouve la différence entre le dogme et l’art !

Toutes proportions gardées, l’on ne peut que féliciter la BCEAO et la BEAC et encourager leurs dirigeants et leurs ressources humaines à perpétuer inlassablement le label d’une « institution éminente » comme le lui reconnaissent d’ailleurs leurs contempteurs, pour le bien-être de nos Etats et de nos populations.

La nouvelle critique générationnelle des politiques monétaires et de change est tout à fait concevable, pour autant qu’elle s’inscrive hors de tout dogme mais sous la lumière bienveillante d’une appréciation objective et lucide des forces et fragilités de nos jeunes Etats qui ont des priorités dont la prise en charge nécessite un environnement macroéconomique stable.


Malamine Mohamed
Economiste
malnaymssa@gmail.com ... suite de l'article sur Autre presse

Commentaires

Sondage

Voir résultats Voir Archives

Autres articles

Huawei mate 8

65000 F CFA

Hp mini pc atom

110000 F CFA

Dell dual core propre

125000 F CFA

Sphinx logiciel de référe...

250000 F CFA

Montre rolex or plaqué

200000 F CFA

Formation et coaching

10000 F CFA

Dell core i5

245000 F CFA

Lunette optique de toutes m...

50000 F CFA

Affaire Bourgi : les dessous d’un grand déballage

Par François Soudan

Les révélations de Robert Bourgi étalent au grand jour les financements occultes en France en provenance du continent. Quelle est la crédibilité de ces accusations ? Pourquoi ce "porteur de valises" s’est-il mué en imprécateur ? Jusqu’où ira-t-il ? Enquête exclusive.

dans ce dossier

Affaire Bourgi : tempête sur la Françafrique

Il fait beau sur Paris en ce jour de septembre, mais les épais voilages aux fenêtres du bureau de son bureau sur cour demeurent obstinément tirés. Tapi dans son antre de l’avenue Pierre-Ier-de-Serbie, Robert Bourgi s’est toujours méfié du soleil et de ses brûlures contre lesquelles son mentor Jacques Foccart l’avait mis en garde.

Dans la pénombre, les lieux semblent encombrés de fétiches. Grigris napoléoniens, bric-à-brac gaulliste, capharnaüm de dossiers, dessins d’enfants à leur grand-père bien aimé, clichés dispersés aux quatre coins. Bien en vue, un portrait de Nicolas Sarkozy dédicacé : « Pour Robert, avec toute mon amitié. » Relégué à l’autre bout de la pièce, un autre de Jacques Chirac. Entre les deux, des photos du maître de la case en compagnie de Foccart, de Ouattara, de Bongo père, d’Ahmadinejad, de condisciples de la fac de droit de Dakar et même de Karim Wade, qu’il vient pourtant de traîner dans le marigot.

L’Aston Martin, c’est un cadeau d’Ali Bongo ; la Maserati, c’est papa qui me l’a offerte.

Robert Bourgi, Avocat

Dehors, un agent de sécurité d’une société privée veille devant la porte, les bras croisés, à deux pas d’une limousine vert bouteille. « L’Aston Martin, c’est un cadeau d’Ali Bongo ; la Maserati, c’est papa qui me l’a offerte », explique, un brin provocateur, Me Bourgi. « Papa » : depuis des lustres, c’est ainsi que notre hôte nomme Omar Bongo Ondimba, celui qui l’initia à la lecture des cauris africains. Que pense « papa », là où il se trouve aujourd’hui, de l’extraordinaire impudence de son fils blanc ? « Il en sourit, il sait que j’ai fait cela pour venger sa mémoire », jure notre homme. Bourgi a donc tous les talents, y compris celui de faire parler les morts…

"La bataille suprême est engagée"

En s’exposant volontairement, et avec quelle violence, au soleil des médias, Robert Bourgi a contrevenu aux prescriptions de Jacques Foccart et de ce qui lui reste d’amis, pour qui il s’est en quelque sorte immolé en public, mais il assume, non sans crânerie.

Gaullien (et citant le général le 6 juin 1944) : « La bataille suprême est engagée ! J’accuse MM. Chirac, de Villepin et Le Pen d’avoir touché l’argent des chefs africains. » Cabotin : « Maintenant que la grenade est dégoupillée, je vais me retirer en Corse, dans le village de ma femme, et assister au spectacle. » Pensif : « Je suis soulagé, j’ai accompli mon chemin de Damas, je suis un repenti heureux. » Angoissé : « Maintenant, je me sens seul. Quel vide autour de moi ! » Joueur : « Tout le monde a peur de ce que j’ai gardé dans ma manche, tout le monde croit que je peux faire sauter la République. » Menaçant : « Je n’ai pas révélé le dixième de ce que je sais. » Grisé : « Si vous saviez ce qu’Elkabbach [Europe 1], Field [LCI] et Elkrief [BFM] m’ont dit hors antenne ! Robert, vous êtes un transgresseur, quel courage ! »

À l’infini, on pourrait multiplier ainsi les facettes du comédien et les rôles du tragédien, tant cet homme les endosse avec brio, gourmandise et conviction. Robert Bourgi est un formidable acteur de sa propre vie, c’est une évidence, un caméléon adaptable à toutes les saisons. Mais qui peut prétendre posséder les clés de sa sincérité ? Qui peut dire quand il imagine, affabule ou s’apprête à faire volte-face, qui peut savoir vraiment où il dit vrai, met ses tripes sur la table et se confie sans mentir ? Nul autre que lui. C’est sa part d’ombre savamment entretenue. « Vous ne connaissez pas Robert Bourgi », répète-t-il d’ailleurs en prenant congé. Mélange de mystère et de malice, cocktail jouissif pour cet amateur de coït bling-bling, Robert le diable, Robert le preux, Robert le porteur de mallettes de la Françafrique vient d’enfiler un énième costume. Celui de Robert la balance. Et il s’y sent bien…

J’ai vu Chirac et Villepin compter les billets.

Selon son propre récit, Me Bourgi a lui-même contacté Le Journal du dimanche et choisi le journaliste qui allait l’interviewer, sans l’avertir au préalable du sujet de l’entretien. La rencontre a eu lieu le 9 septembre, pour une parution le surlendemain, en une, sous un titre choc : « J’ai vu Chirac et Villepin compter les billets. » L’ancien président et son Premier ministre y sont accusés d’avoir bénéficié de financements occultes de la part d’Omar Bongo Ondimba, d’Abdoulaye et de Karim Wade, de Blaise Compaoré, de Laurent Gbagbo, de Denis Sassou Nguesso et de Teodoro Obiang Nguema.

Le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, est aussi mis en cause, via le Club 89, qu’il a fondé. Jean-Marie Le Pen pas encore. C’est le 12 septembre que, interrogé à la télévision, Bourgi ajoutera son nom à la liste. L’avocat reconnaît n’avoir aucune preuve ni aucune trace de ce qu’il avance, mais il a un témoin de poids : lui-même. Puisque, seul ou accompagné de l’« envoyé spécial » de tel ou tel président africain, il aurait personnellement apporté l’argent liquide à son destinataire. Ces révélations font l’effet d’une bombe, d’autant qu’elles accréditent les informations que tous les journalistes détenaient déjà – ou croyaient détenir – sans oser les publier. « L’affaire Bourgi » commence, nul ne sait quand elle s’arrêtera, ni jusqu’où elle ira.

Qui est Robert Bourgi ?

Né à Dakar le 4 avril 1945 – il a 66 ans – dans une famille d’origine libanaise implantée au Sénégal depuis le début du siècle, Robert est le frère de deux personnalités connues du « paysage » franco-africain.

Albert, son aîné, professeur à la faculté de droit de Reims, est un homme de gauche proche de Laurent Gbagbo, d’Alpha Condé et des partis socialistes sénégalais et français. Le discret Rasseck, son cadet, est avocat au barreau de Paris. Tous trois sont les fils de Mahmoud Bourgi, grand commerçant chiite installé à Dakar, qui fut un ami de confiance de Jacques Foccart.

Comme ses frères, Robert a embrassé une carrière de juriste. Il fait son droit dans la capitale sénégalaise, puis à Nice et à Paris. Sa thèse de doctorat en sciences politiques, obtenu en 1978, porte sur « le général de Gaulle et l’Afrique ». Déjà, ce gaulliste fana de Napoléon travaille pour Foccart, qu’il a connu enfant.

Enseignant aux universités de Cotonou, d’Abidjan et de Nouakchott, Robert Bourgi intègre en 1986 le cabinet de Michel Aurillac, ministre de la Coopération, en tant que conseiller. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de Jacques Chirac, mais aussi de Nicolas Sarkozy, alors secrétaire général à la jeunesse du Rassemblement pour la République (RPR).

En 1988, il s’inscrit au barreau de Paris. L’année suivante, Alain Juppé le nomme délégué national pour l’Afrique du Club 89, fonction qu’il remplit déjà pour le compte du parti gaulliste. Parallèlement, il joue et jouera pendant un quart de siècle un rôle de conseiller et de consultant auprès de plusieurs chefs d’État africains (Mobutu, Bongo, Sassou Nguesso, puis Wade, Compaoré, Gbagbo et, plus récemment, Abdelaziz et Rajoelina), mais aussi de quelques opposants (Cellou Dalein Diallo, Adrien Houngbédji, Idrissa Seck…).

Cet entregent, cette influence et ce carnet d’adresses lui permettent d’agir dans les deux sens. Aux Africains, il ouvre les portes des sanctuaires de la République française (quand elle est gouvernée à droite), aux Français, si l’on en croit ses dires, les clés des coffres de l’argent noir, et à ses clients privés – hommes d’affaires, investisseurs – l’accès à des marchés acquis sans appel d’offres.

Rapidement, cet amateur de grands vins et de belles voitures, qui aime l’argent et n’en fait aucun complexe, acquiert une fortune rondelette. Passé de Chirac à Villepin (voir les dédicaces que ce dernier lui adresse, ci-contre), puis de ce dernier à Sarkozy en 2005, tout semble lui sourire. Il a certes beaucoup d’ennemis, à commencer par Villepin, bien sûr, dont il fut l’intime pendant dix ans, Alain Juppé, avec qui il ne s’est jamais entendu, Bernard Kouchner, Jean-Marie Bockel, dont il a obtenu la tête, Michel de Bonnecorse, qui le tint à bout de gaffe, Bruno Joubert, qu’il fit beaucoup souffrir, et, dans une moindre mesure, André Parant, bref tous les Messieurs Afrique de l’Élysée, mais aussi Georges Ouégnin et Jean-François Probst, ses concurrents…

La liste est loin d’être exhaustive et il l’égrène lui-même non sans délectation. Mais Nicolas Sarkozy et Claude Guéant soutiennent vaille que vaille ce personnage à la fois talentueux, incontrôlable et indispensable. Lorsqu’en 2006, à l’occasion de son discours de Cotonou, celui qui était encore candidat à la présidence de la République fustige les « émissaires officieux qui n’ont d’autre mandat que celui qu’ils s’inventent », il prend soin de téléphoner aussitôt à son ami Bob pour le rassurer : « Ce n’est pas toi que je visais. »

Les deux rencontres Sarkozy-Gbagbo de septembre et décembre 2007 à New York puis à Lisbonne, c’est lui. Le coup de fil à Omar Bongo Ondimba, afin qu’il intervienne auprès de Mandela pour que ce dernier consente à se faire photographier aux côtés du président français et de son épouse Carla en février 2008, c’est encore lui. L’hallucinant rite d’allégeance et d’initiation auquel se soumet deux mois plus tard le ministre de la Coopération Alain Joyandet, cornaqué par Claude Guéant, dans le bureau de Bongo à Libreville, c’est toujours lui. Entre-temps, Nicolas avait enfin remis à Robert la Légion d’honneur que lui avait refusée Chirac : « Il a ce jour-là prononcé à propos de mon père des mots que je n’oublierai jamais, confie Robert Bourgi, c’est pour cela que je lui serai toujours fidèle. » Car Robert est aussi un sentimental, prompt à envoyer à ses amis qui, pense-t-il, lui ont manqué de loyauté de longs SMS aussi cinglants que poignants.

Pourquoi a-t-il décidé de "tout dire"?

Première explication, celle que Robert Bourgi lui-même a servie, tant au JDD que sur les radios et télévisions : il ne supportait plus le poids de ces lourds secrets, il ne parvenait plus à se regarder dans un miroir, son passé de convoyeur de fonds le dégoûtait, il n’en dormait plus.

« Cela me taraudait depuis la mort de papa [Omar Bongo Ondimba], en juin 2009, explique-t-il. Les temps ont changé, il fallait que je me débarrasse de ce fardeau. »

Certes, Chirac, Villepin, Juppé, Le Pen, il ne les aime pas (ou plus), et ils n’ont que ce qu’ils méritent, « mais le sentiment de vengeance m’est étranger, en tout cas il n’a pas été déterminant ». À Jeune Afrique, Robert Bourgi livre une motivation complémentaire et pour tout dire assez curieuse :

« Compaoré, Wade père et fils, leur réaction à mes propos, je m’en fiche un peu. Mais Sassou Nguesso, Obiang Nguema et, Dieu ait son âme, papa, ils doivent savoir et comprendre que j’ai réglé les comptes pour eux : ils ont été si généreux envers Chirac et Villepin et ils ont été si mal payés en retour ! N’oubliez pas que l’affaire des “biens mal acquis” a commencé alors qu’ils étaient encore au pouvoir. Ils n’ont rien fait pour l’arrêter. »

Cette thèse du repenti allant à Canossa et du chevalier blanc vengeur de chefs d’État africains floués est romanesque, mais à vrai dire assez peu crédible. À tout le moins, elle n’explique que très partiellement l’« outing » fracassant de Me Robert Bourgi.

L’explication inverse, celle du « complot » contre Dominique de Villepin soigneusement ourdi avec Claude Guéant sur ordre d’un Nicolas Sarkozy soucieux de porter le coup de grâce à son rival, ne tient pas plus la route, même si le timing de ces révélations a quelque chose de troublant. Vérification faite, nul n’était au courant de l’interview du JDD, et quand Bourgi précise : « pas même ma femme » (l’avocate Catherine Vittori), il dit vrai.

Mais alors, pourquoi ? L’hypothèse la plus vraisemblable, à vrai dire étayée par les confidences de certains de ses proches, est celle d’un coup de poker, un tout pour le tout, joué par un homme qui pressentait – à tort ou à raison –, en tout cas redoutait d’être largué par Nicolas Sarkozy et Claude Guéant, comme il l’avait été par Dominique de Villepin.

« Depuis son retour au Quai d’Orsay en février dernier, Alain Juppé a établi autour de Bourgi une sorte de cordon sanitaire absolument étanche. Il l’a privé d’Afrique et donc des affaires qui vont avec. Guéant a quitté l’Élysée pour la Place Beauvau et le président ne veut rien refuser à Juppé, d’autant que ce dernier a déjà dû avaler la couleuvre Bernard Henri-Lévy. Bourgi s’est retrouvé en apnée », explique un bon connaisseur du Château et de son hôte, lequel ajoute : « N’oubliez pas que l’Afrique n’a jamais été la tasse de thé du patron ; et puis, quand on a comme ami l’émir du Qatar, les chefs africains, on peut s’en passer. »

Résultat : l’étoile de l’avocat a vite pâli sur le continent.

Résultat : l’étoile de l’avocat a vite pâli sur le continent. Au Sénégal, Karim Wade écarte d’un juteux marché une société britannique qu’il tente d’introduire, avec ce commentaire cinglant : « Toi, tu peux attendre » (d’où le courroux de Bourgi, qui se venge en livrant urbi et orbi le contenu présumé de ses conversations téléphoniques avec le fils de Gorgui). À Madagascar et en Mauritanie, les filons Rajoelina et Abdelaziz se tarissent d’un coup. Au Congo, Denis Sassou Nguesso ne le reçoit plus depuis longtemps, tout comme Blaise Compaoré à Ouagadougou. Reste Ali Bongo, certes plus distant et méfiant que son père à son égard, mais avec qui il s’est raccommodé.

Selon Robert Bourgi, le président gabonais aurait même été le seul à oser le prendre au téléphone depuis le séisme du 12 septembre :

« Je devais me rendre à Libreville avec un client britannique et je lui ai dit que, vu les circonstances, il fallait que je repousse ce voyage. Le président Ali m’a proposé de venir quand même, pour me reposer à la Pointe Denis, précisant qu’il allait mettre un hélico à ma disposition. J’ai décliné l’offre. »

« Retenez-moi, ou je continue » : tel pourrait donc être le message subliminal adressé, par médias interposés, à Nicolas Sarkozy par son ancien visiteur du soir. Il est vrai que ni les propos ni l’attitude de Robert Bourgi ne sont vraiment rassurants pour le président, même si ce dernier prend grand soin de préciser – en ayant sans doute conscience de n’être cru qu’à moitié – que la noria des valises de billets a brusquement pris fin en 2005. Au mieux, Nicolas Sarkozy pourrait être jugé par l’opinion coupable de cécité envers un proche collaborateur, même de la main gauche, coupable aussi de ne pas avoir saisi la justice de faits dont il était, de l’aveu même de Claude Guéant, informé depuis six ans.

Au pire : Robert Bourgi a réellement gardé par-devers lui de quoi faire sauter le reste de la République. Reste que pour l’instant, hormis les personnalités françaises nommément citées, les principales victimes collatérales de cette boule puante lancée avec allégresse sont avant tout africaines. Tous les gouvernements concernés ont fermement démenti ces allégations, tous les chefs d’État affectent de traiter leur auteur avec le mépris qui sied aux renégats, mais tous sont touchés et seul Karim Wade a annoncé son intention de porter plainte. Lésé aussi, mais sans comparaison de degré, le journaliste et écrivain Pierre Péan, dont la dernière enquête, La République des mallettes, parue le 14 septembre chez Fayard, et qui comporte un chapitre basé sur les confidences du même Robert Bourgi, se voit en partie « grillé » par l’édition du 11 septembre du Journal du dimanche.

Commentaire d’un proche de l’avocat : « Robert s’est confié à Péan, puis il s’est aperçu que ce dernier allait tirer tout le bénéfice médiatique de ses révélations. Il l’a donc préempté. » Lui dément, plaidant l’ignorance de ce que Péan allait tirer de leur entretien. Ses ennemis, eux, y voient du « Bourgi pur sucre ».

Comment a réagi Nicolas Sarkozy ?

« Au début, le président a plutôt souri », nous dit l’enquête du Point parue le 15 septembre. Si cela a été le cas, le sourire devait être jaune. Selon nos informations, Nicolas Sarkozy lui aurait téléphoné le dimanche matin vers 10 h 30 : « Robert, tu as mis le feu ! – Oui, Nicolas, comme Johnny au Stade de France. » Puis, c’est Claude Guéant : « Robert, que t’arrive-t-il ? » Ce que Bourgi ne dit pas, mais que d’autres sources racontent, c’est la suite. L’avocat est convoqué à l’Élysée l’après-midi à 16 h 30, après un passage dans le bureau de Guéant, Place Beauvau. Il y entre par la grille du Coq. Le président l’attend, furieux : « C’est du grand n’importe quoi ! Ce que tu dis va servir nos ennemis ! Qu’est-ce qui t’a pris ? »

Puis l’orage passé, on discute, en présence de Guéant, sur le thème du comment limiter les dégâts et peut-être du comment exploiter ce qui peut l’être. Est-ce au cours de cet entretien qu’est mis au point le plan médiatique du lendemain et qu’est échafaudée l’idée d’ajouter Jean-Marie Le Pen sur la liste des bénéficiaires de valises ? Bourgi, on l’a dit, est muet sur cela, mais c’est possible et peut-être probable. Puis on se sépare sur une promesse de l’avocat : à partir du lundi 12 au soir, il fera silence et n’accordera plus aucun entretien. Sait-il seulement à quel point, à ce moment, ses deux interlocuteurs auraient préféré ne jamais avoir croisé son chemin

Reste une question. Quand Robert Bourgi a quitté Dominique de Villepin, parce qu’il s’était senti humilié et jeté comme un mouchoir sale, il avait une solution de rechange : Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui, si ce dernier le rejette à son tour (ce qui dépend du rapport de forces entre les deux hommes et reste donc à confirmer), où ira-t-il et quelle sera sa planche de secours ? C’est là que notre homme place à nouveau son « vous ne connaissez pas Robert Bourgi ».

Depuis quelque temps, ce Raminagrobis astucieux constamment en quête d’un nouveau rebond a discrètement lancé quelques filets du côté du Parti socialiste. Il y a un an et demi environ, il était d’un dîner secret qui a réuni Claude Guéant et deux députés PS proches de Dominique Strauss-Kahn, Jean-Marie Le Guen et Jean-Christophe Cambadélis. Bourgi travaillait alors pour le camarade Gbagbo, que les deux députés fréquentaient aussi. Plus récemment, il aurait tenté des travaux d’approche en direction de François Hollande auxquels ce dernier, à la fois curieux et interloqué, ne serait pas resté totalement insensible.

Simple bluff ? Revirement de plus ? Nouveau message, en forme de SOS, adressé à l’ami Nicolas ? Ou coup de pied de l’âne d’un homme libre soucieux de démontrer que nul, hormis Foccart et « papa », n’a jamais pu se vanter de le tenir dans sa main ? Pour l’instant, face aux rafales de plaintes présentes ou à venir, Robert Bourgi prépare sa défense, et, pour cela, a pris langue avec un confrère pénaliste grand connaisseur des arcanes juridiques de la Françafrique : Pierre Haïk. « Je veux une France propre, une France de la rupture, une France dont le général de Gaulle serait fier », répète-t-il. Le problème est que la France qu’il dépeint aux yeux du monde, et dont il aura été l’un des rouages les plus troubles, a toutes les allures d’une République bananière. À Colombey-les-Deux-Églises, quelqu’un doit se retourner dans sa tombe.

François Soudan

Lire les autres articles du dossier

«Affaire Bourgi : tempête sur la Françafrique»
Retour à l'accueil